Préface de Fina LLORCA

Par Fina Llorca

Article extrait de Visat.cat
avril 2008

C'est un recueil dense, avec trois parties différentes. L'image du dégel, la récupération de la fluidité de l'eau qui, déjà dans les poèmes précédents de Marçal, représente le féminin par excellence, symbolise le retour à la vie et au sens. Le dégel peut survenir une fois que la mort du père a été surmontée ou, plutôt, après la mort de la "loi du père", qui est responsable de cette pétrification.

La première partie fait référence à un poème de Sylvia Plath, « Daddy », recueilli dans Ariel (1961), qui est le titre du long poème que la poétesse anglaise a dédié à son père dans lequel elle le voyait comme un fasciste et elle-même comme une juive ; l'homme était un «sac plein de Dieu», un vampire dans le cœur duquel la fille parvient, dans les derniers vers, à clouer le pieu et enfin à le libérer et peut-être à s'en libérer.

Le "Daddy" marçalien est, d'autre part, une réflexion sur le système patriarcal que la notion de Père peut incarner, mais en même temps c'est une complainte, pour la mort du père réel, Antoni, décédé peu de temps auparavant et à qui elle a dédicacé Llengua abolida. Le lieu où se situe la voix poétique est celui de la fille pas tout à fait obéissante au Père et à sa Loi, qui témoigne de l'appropriation patriarcale de la voix féminine et lui répond par la parole dont elle a été dépouillée. Marçal exhorte son père à ne pas endosser des rôles de pouvoir et propose l'utopie de "deux étoiles jumelles" la nuit, quand miracles et transformations sont possibles, deux étoiles brillantes pour dépasser la dichotomie symbolique entre le Soleil et la Lune. Le "Daddy" de Marçal se termine par une berceuse émouvante, dans laquelle les rôles s’inversent : le père peut être le fils et en même temps la mère ; la fille, la mère. C'est seulement ainsi que le père peut être distingué du Père. Seul ce Père symbolique, assimilé poétiquement à l'image pétrifiante de l'épervier, doit serrer les dents devant la dure parole de la fille. L'échec et mat de la mort, image du premier poème, doit permettre ce renouveau, ce commencement, comme le dégel annonce le printemps.

Parmi les poèmes de «Daddy», il y en a deux où se manifeste pour la première fois le coté fémininiste de la poétesse démissionnaire de la parole sacrée. Pour écrire le premier de ces poèmes, le « Père-Épervier », Marçal aurait pu lire « A propos du Pater », note sur le « Notre Père » de Simone Weil, mais la sienne n'est pas, contrairement à celle de Weil, une prière au Dieu fait homme qui ignore l’être féminin sur Terre. L'épervier marçalien est une affirmation de l'étrangeté féminine à propos d'une religion qui ne s'est jamais incarnée dans le corps d'une femme. C'est une énonciation poétique faite du corps, du sang, aussi quotidien pour les femmes que le pain de tous les jours, un sang qui « coule au-delà de vous dans le présent », inaperçu jour après jour aux yeux de Dieu. C'est précisément le sang, langage du corps, qui est la seule voix de la fille sans voix, sans mot, la voix du silence qui crie dans un monde et devant un dieu qui l'a spoliée.

Le second, "Père, pourquoi ne m'abandonnes-tu pas", est une reformulation de la quatrième parole de Jésus agonisant sur la croix. Le douloureux reproche du Fils fait homme dans les Évangiles devient ici la demande déterminée de la fille qui ressent l'absence du père comme une présence envahissante et sans limite, qui l'oblige à une éternelle recherche obsessionnelle et stérile autour de lui.
Un troisième poème, « J'ai une tête d'homme dans ma tête », inspiré d'un des portraits de Frida Kahlo, est une réflexion sur la formation intellectuelle féminine dans un monde patriarcal ; au final, une impasse. L'homme enfermé dans le front du moi poétique, comme dans le front de Frida la tête de Diego de Rivera, est ici, comme chez Sylvia Plath, un sac plein de Dieu, ou Dieu lui-même, celui qui a l'œil clairvoyant que , comme Marçal l'a élaboré dans Raó del cos, est un œil autoritaire et, paradoxalement, aveugle.

La deuxième partie, "Ombre de proie", plus hétérogène, est en quelque sorte le côté sombre des poèmes, qui brillaient dans la précédente section. Ici, au contraire, plane la présence de la mort et à nouveau l'œil de l’épervier ; la glace, la douleur, la guerre et la culpabilité. Il y a cependant une déclaration de confiance dans le pouvoir des mots : «Au milieu des murs d’écume, de ferraille », qui se réaffirme encore dans « N'étrangle pas la petite qui vit, rebelle, en moi », dès la troisième partie. Une autre réflexion sur la maternité avec un poème du même titre, part également d'un vers de Sylvia Plath, « jusque-là vos sourires étaient de l’argent trouvé », que Marçal contredit comme elle l'a fait avec tant de vers d'autres poètes : «Dés le début, ton rire n'a pas été une monnaie facile».

La troisième partie, « Contraban de llum », qui contient le plus de poèmes, est une tentative de redéfinition de l'amour qui est passion amoureuse ; mais c'est en même temps un pacte, un compromis  primordial, de la place féminine et des marges occupées, dans la symbolique dominante, par l'amour homosexuel. Les coutumes de l'amour exigent un prix élevé pour eb franchir les frontières, mais les bagages de contrebande ne sont ni plus ni moins que lumière. Ce recueil de poèmes part en quelque sorte de l'avant-dernier poème du précédent recueil de poèmes, Sal Oberta, où la voix poétique demandait d'autres regards, d'autres mots, de nouveaux chemins. Maintenant, elle revendique "un autre nom pour l'amour". On pourrait dire que Desglaç est l'œuvre pour trouver, ou plutôt pour resignifier, le nom de l'amour. C'est un travail exigeant dans la pensée et l'expression, avec des créations insolites et éclairantes, comme la remise en question du mythe de la complémentarité entre les sexes, désormais vue à partir de l'altérité du féminin amoureux contenue dans «Si toi et moi nous nous additionnons, pièce par pièce ».

La veine populaire inspire une fois de plus "El meu amor sene casa" où, à travers la structure des phrases qui se répètent et s'allongent et d'images inédites troublantes, la voix poétique semble scander une complainte exilée : l'amour hors des normes n'a pas de place pour vivre, pas d'espace social pour se symboliser.
Dans Desglaç, les versets de la tradition sont à nouveau convoqués et contredits. Le premier poème est construit à la manière des couplets d'Ausiàs March, mais il y a aussi l'écho des vers de Vinyoli, de Dickinson, de l'admirée Renée Vivien et une résonnance de Clarice Lispector.

Avec ce recueil de poésie, Maria-Mercè, comme elle l'écrit dans les mots qui précèdent Llengua abolida, considérait qu’un cycle poétique était refermé. En effet, commence alors une période de réflexion dans l'œuvre de Marçal, dont l'écriture va se cristalliser dans le roman, La passion selon Renée Vivien. Cela ne veut pas dire qu'elle n'a pas continué à écrire des poèmes ; dans le recueil posthume Raó del cos, nous pouvons en lire quelques-unes qui récupèrent l'empreinte effacée des femmes dans l'histoire, et aussi dans l'histoire sacrée. Sa maladie et sa propre mort se lisent transmutées en passion féminine jamais signifiée au monde dans quelques poèmes qui s'adressent à une Mère divine, proscrite et supplantée par le Dieu mâle qui, selon Marçal, ne cesse de veiller d'un oeil glacé. La poète fait ici référence à l'œuvre d'Akhmatova et à la tradition des penseurs religieux du Moyen Âge à Simone Weil, en phase avec la pensée de la contemporaine Luisa Muraro.